Par Tabassum Siddiqui
Pour Vivian Barclay, une carrière dans la musique semblait presque inévitable, compte tenu de sa formation musicale classique et du fait que ses parents étaient des artistes — son père était musicien professionnel, tandis que sa mère peignait.
Cependant, elle souligne que son parcours des 30 dernières années pour s’imposer comme figure de proue de l’industrie musicale canadienne a été loin d’être un long fleuve tranquille, jalonné de défis et de multiples rebondissements.
« Très jeune, j’ai été en contact avec la musique et l’art, puis j’ai obtenu un diplôme en radio et en télévision à l’Université Ryerson (aujourd’hui connue sous le nom de Toronto Metropolitan University) », explique-t-elle. C’est à la radio communautaire CKLN qu’elle fait ses premiers pas, occupant les postes de directrice des programmes et de directrice de la station. Elle anime également des émissions à l’antenne.
En travaillant avec la regrettée Denise Jones, figure de proue de l’industrie, au sein de Jones & Jones Productions à Toronto, Mme Barclay acquiert des compétences en gestion d’artistes et en promotion d’événements. Ces connaissances lui serviront pendant toute sa carrière, puisqu’elle continuera à défendre les artistes et leurs œuvres en rejoignant Warner Chappell Music Canada. Elle y restera plus de 23 ans avant de quitter l’entreprise au début de l’année pour créer sa propre société, Hot House Songs.
« J’ai occupé plusieurs postes différents, mais je n’ai jamais travaillé ailleurs que dans le domaine de la musique », constate-t-elle.
C’est ainsi qu’en 2001, Mme Barclay obtient un contrat temporaire chez Warner Chappell, spécialisée dans les redevances. Elle ne tarde pas à décrocher un poste permanent dans le domaine des droits d’auteur.
« Je suis arrivée dans l’édition presque par hasard. Denise, qui avait quelques artistes sous contrat avec Warner Chappell, m’a recommandée, car ils cherchaient de l’aide au moment où je travaillais avec elle, se rappelle Mme Barclay. Bien sûr, je savais ce qu’était l’écriture de chansons, mais je n’avais jamais collaboré avec un éditeur musical auparavant. Cependant, une fois en poste, j’ai mieux compris le rôle des éditeurs musicaux et leur place dans l’écosystème. Cette prise de conscience a éveillé mon intérêt pour cette profession. »
Au sein de Warner Chappell, Mme Barclay collabore avec un grand nombre d’autrices et auteurs canadiens, tels que Barenaked Ladies, Jully Black, Saukrates et Simple Plan, et met sous contrat des artistes internationaux renommés, comme Machel Montano, Patoranking et TOBi. Elle assure également le suivi de la gestion du catalogue international de la société, qui comprend les artistes Beyoncé, Jay-Z, Katy Perry, Radiohead et plusieurs autres.
En 2008, elle est nommée directrice générale de Warner Chappell Music Canada, ce qui fait d’elle la seule directrice générale noire de l’industrie musicale canadienne — et l’une des rares femmes à occuper un tel poste à l’époque.
Tout en continuant à ouvrir la voie dans l’industrie, Mme Barclay a utilisé sa voix et ses compétences pour renforcer l’édition musicale au Canada. Elle a siégé au conseil d’administration de plusieurs conseils d’administration, dont la CMRRA, la Canadian Music Publishers Association (CMPA), la Canadian Academy of Recording Arts and Sciences (CARAS), MusiCounts et la SOCAN.
À l’occasion du 50e anniversaire de la CMRRA, elle se souvient avoir été témoin privilégiée de nombreux défis et transformations qui ont marqué l’industrie de l’édition musicale au fil des décennies. « J’ai été très reconnaissante d’avoir siégé au conseil d’administration de la CMRRA. Ce rôle m’a permis de participer au développement concret de cette industrie, d’y apporter des innovations, de négocier de meilleurs accords et de contribuer à générer des redevances plus élevées pour les artistes et les maisons d’édition. »
« La CMRRA est relativement plus petite que d’autres associations similaires dans le monde, enchaîne-t-elle. Il est donc impressionnant de constater tout ce qu’elle a réalisé depuis 50 ans. Grâce à l’appui des éditeurs, des auteurs-compositeurs et des auteures-compositrices, la CMRRA a su démontrer à l’industrie mondiale que le Canada est un territoire prospère qui évolue dans la cour des grands. »
Sa trajectoire est entre autres marquée par le partenariat conclu en 2017 entre SoundExchange, aux États-Unis, et la CMRRA, lequel a permis aux deux organismes de travailler de manière indépendante, mais aussi de servir leurs clientèles existantes, tout en partageant des services essentiels.
« Il arrive que, au cours de telles situations, une entreprise soit totalement absorbée. Toutefois, le fait que SoundExchange ait compris que le Canada était différent et qu’elle ait pris le temps de bien cerner le marché et de s’y faire une place s’est avéré très important pour nous », précise Mme Barclay.
Selon elle, un autre facteur décisif est la manière dont la CMRRA a su surmonter les défis auxquels l’industrie musicale a été confrontée depuis les dernières décennies, bien avant l’avènement de la révolution numérique, mais aussi pendant cette période de profonds changements.
« Au départ, de nombreuses tâches étaient effectuées manuellement. Le passage au numérique a donc bouleversé l’ensemble du secteur, surtout pour celles et ceux d’entre nous qui travaillaient concrètement à l’administration. On est passé de centaines de pages de relevés et de milliers de lignes à une question cruciale : comment analyser tout cela et garantir un paiement juste à chacun et chacune ? C’était vraiment un casse-tête ! », explique-t-elle.
« Ce qui a été très révélateur, c’est que la CMRRA a réussi à créer des systèmes qui sont devenus des solutions de pointe sur le marché et à montrer aux auteures-compositrices, aux auteurs-compositeurs et au secteur musical qu’elle pouvait le faire de manière exceptionnelle. J’ai assisté à cette transition depuis l’époque où tout se faisait encore manuellement jusqu’à mon départ du conseil d’administration, où nous étions passés à un mode entièrement numérique, et ce, autant pour la vente de téléchargements que pour la diffusion en continu. De nouveaux domaines et entreprises ont émergé, et nous avons connu une transformation radicale en peu de temps. »
À l’époque où elle était directrice générale de Warner Chappell, Vivian Barclay a également remarqué un autre changement majeur : la manière dont des organismes comme la CMRRA ont commencé à mettre de l’avant les éditeurs de musique.
« Pendant des décennies, les labels de musique étaient nos seuls interlocuteurs pour aborder tous les aspects de la musique et de la composition. Cependant, nous assistons à une transition vers une ère où les maisons d’édition musicale sont au cœur de la gestion des licences de leurs propres droits, ce qui représente un changement majeur. »
Mme Barclay est convaincue que l’intelligence artificielle et d’autres avancées technologiques récentes vont entraîner une pression sur l’industrie de la musique, y compris sur l’édition musicale. Elle reste toutefois optimiste quant à l’avenir de la CMRRA et de sa propre entreprise.
« Je pense que tout le monde doit examiner et comprendre où va la gestion collective : va-t-elle se fragmenter davantage ? Allons-nous assister à une multiplication de fusions et d’alliances où les gens collaborent, car c’est ce que le marché exige ? Toutes les entreprises, et pas seulement celles du secteur de la musique ou du divertissement, sont confrontées à la question de savoir comment travailler de manière plus efficace, analyse-t-elle. Tout dépendra de la capacité des organismes, des éditeurs de musique et des entreprises à relever ces défis. La CMRRA a toujours été ouverte au changement et a su se montrer proactive. Je suis convaincue qu’elle continuera sur cette voie. »
Mme Barclay continue de travailler en étroite collaboration avec la CMRRA et d’autres organismes du secteur musical comme présidente et cofondatrice d’ADVANCE, le collectif canadien pour la musique noire. En tant qu’une des principales figures dirigeantes du milieu de la musique noire au pays, Mme Barclay a été une visionnaire innovatrice dans l’industrie. Elle a toujours défendu la musique et les artistes noirs durant toute sa carrière, ce qui lui a valu de nombreux prix prestigieux, et notamment de figurer sur la prestigieuse liste Women in Music de Billboard Canada.
« La musique noire demeure l’une des musiques les plus influentes au monde, affirme-t-elle. Et souvent, nous ne sommes pas consultés lorsqu’il s’agit de décider de l’avenir de notre musique, de notre propriété intellectuelle et des ayants droit des membres de cette communauté. Ainsi, chaque fois que je l’ai pu, j’ai fait entendre ma voix. »
Elle est ravie de continuer à défendre la musique noire en développant Hot House Songs, autant au Canada qu’à l’étranger.
« Aujourd’hui, je suis une éditrice qui ne signera probablement pas autant de contrats différents que lorsque je travaillais chez Warner. L’intérêt d’une grande entreprise est d’essayer de toucher à beaucoup de choses différentes : des auteurs-compositeurs et auteures-compositrices qui sont des artistes, qui écrivent pour beaucoup de gens, qui font de grands disques pop ou qui sont plus spécialisés. En tant que grande entreprise, on s’efforce d’être aussi inclusif que possible. Cependant, en démarrant ma propre société, je vais peut-être prendre le chemin inverse », dit-elle.
« Je vais me concentrer sur les communautés des Caraïbes, mais aussi du monde entier. Je vais puiser dans le répertoire, pour ainsi dire, des personnes et des endroits que je connais le mieux qui n’ont pas nécessairement bénéficié de l’attention des maisons de disques traditionnelles, des éditeurs, des radios grand public ou de tout autre média de ce type », ajoute-t-elle.
Si les mélomanes peuvent désormais accéder à tous les types de musique du monde entier d’un simple geste sur leur téléphone, et si des villes comme Toronto, avec leur population extrêmement diversifiée, sont ouvertes à de nouveaux sons, la découverte de genres ou de territoires émergents reste un défi.
Ayant déjà surmonté de nombreux obstacles au fil des ans, elle se sent plus que prête à relever ce défi, affirme-t-elle en riant. « Qu’écoutent les gens dans d’autres pays ? Quelles sont leurs influences ? Que recherche leur public ? Comment pouvons-nous mettre en place la collaboration nécessaire pour partager cette musique ? En tant qu’éditeurs, nous percevons parfois la collaboration comme une tâche herculéenne, mais nous ne saurons jamais si elle sera couronnée de succès sans l’avoir tentée. »
Au début d’une nouvelle étape d’une carrière déjà bien fructueuse, Mme Barclay revient sur la contribution de la CMRRA et son rôle dans son histoire.
« J’ai été profondément honorée de faire partie de cette agence, d’autant plus que j’étais la seule personne de couleur à la table à cette époque, se souvient-elle. La CMRRA a toujours eu à cœur les intérêts des créateurs, créatrices et éditeurs de musique. Elle s’est efforcée d’être la meilleure dans son domaine. Je pense que cela restera son legs durable, non seulement au Canada, mais aussi dans l’ensemble de la communauté des éditeurs. »

