par Erin Lowers
Les professionnels du milieu évoquent différentes raisons pour expliquer comment ils ont abouti dans le secteur de la musique. Parfois, c’est qu’ils sont eux-mêmes des artistes; d’autres fois, c’est que la musique leur a sauvé la vie d’une façon ou d’une autre. Et il arrive aussi que la trame sonore qu’ils entendent à des moments marquants de leur vie y soit pour quelque chose.
Il est juste de dire qu’en 2020, pour de nombreux professionnels du secteur, en particulier ceux issus des communautés noires, la musique a été la bande-son d’un mouvement qui a ouvert les yeux du monde entier. Les appels au changement et à la responsabilisation dans toutes les industries l’ont été au son d’hymnes sociopolitiques et de chansons qui nous ont pris aux tripes. Mais ce n’est pas la première fois que la musique est au cœur d’un mouvement politique. Et ce n’est pas la première fois non plus que Vivian Barclay, directrice générale de Warner Chappell Music Canada, en est témoin.
C’est au légendaire Bob Marley que Barclay, originaire de Jamaïque, doit ses premières interactions avec la musique.
« Lorsqu’on grandit en Jamaïque, Bob Marley est incontournable, explique-t-elle. Mais il y a deux Marley : pour les touristes et le monde en général, c’est la chanson One Love, mais, pour la plupart des Jamaïcains, des personnes noires et de couleur ou pour bon nombre de peuples privés de leurs droits un peu partout dans le monde, c’est Redemption Song, qui reprend un discours de Marcus Garvey. J’avais huit ans quand cette chanson est sortie, mais je crois qu’elle m’a seulement marquée deux ans plus tard, à la mort de Bob Marley. Mais les paroles, ‟these songs of freedom, redemption song” (ces chansons de liberté, chanson de rédemption), sont un hymne pour les Noirs du monde entier. Pour moi, elles cimentent l’idée que les chansons puissent être la bande sonore d’un mouvement. Une chanson acoustique toute simple à la mélodie formidable constitue un cri de ralliement silencieux destiné à éveiller les gens afin qu’ils défendent fermement leurs convictions. »
Barclay souligne que Redemption Song est « probablement l’une des meilleures chansons que la Jamaïque nous ait données », mais qu’il s’agit aussi d’une chanson d’influence — elle transcende les genres et les époques, et ses paroles et sa mélodie restent accessibles et pertinentes.
« Une chanson impérissable est une chanson que les gens chantent, reprennent et échantillonnent pendant des générations et qui devient la trame sonore des différents moments de leur vie, continue-t-elle. L’époque que nous vivons est intéressante, et je me demande combien de chansons seront considérées comme des immortelles dans 25 ans. »
Nous savons toutefois que Barclay a à cœur de trouver la réponse à sa question. Après ses études en radio et en télévision à l’Université Ryerson, à Toronto, Barclay travaille en production à la station de radio communautaire CKLN-FM avant de devenir animatrice, puis directrice de la programmation. Elle entre ensuite au service de Jones & Jones Productions, une société du secteur de l’événementiel et du divertissement. Sous les ailes de la regrettée Denise Jones, une visionnaire de la musique reggae au Canada, Barclay en apprendra sur les liens entre l’industrie de la musique et l’activisme. Forte de ce savoir, elle entre chez Warner Chapell Music Canada en 2001, au service du droit d’auteur, puis est nommée directrice générale en 2008.
Étant la seule femme et la seule personne noire à occuper un poste de direction générale dans l’industrie canadienne de la musique , Barclay a connu son lot d’obstacles, mais elle a toujours foncé. Et, bien entendu, la musique l’a toujours accompagnée dans ce parcours en montagnes russes, notamment Black Man in a White World de Michael Kiwanuka et I Travelled de Jully Black.
« Je venais de rentrer à Toronto pour diriger le bureau canadien de Warner Chappell, après quelques années à Los Angeles, confie-t-elle. J’étais la seule femme noire à ce poste. Je me souviens d’avoir entendu la version démo de I Travelled. J’ai eu la chair de poule en songeant que Jully avait composé cette chanson sur sa mère, qui avait immigré au Canada et travaillé comme femme de ménage (c’est l’histoire de bon nombre de femmes immigrantes), en laissant derrière elle sept de ses neuf enfants pour refaire sa vie dans un nouveau pays. La chanson raconte donc le parcours de cette femme, de son point de départ au point où elle en était rendue à l’époque où Jully a composé son œuvre. L’ajout des cordes et des chœurs est fabuleux, et j’en ai eu les larmes aux yeux que la vision de cette chanson se concrétise. »
Elle ajoute : « Je me suis chanté ces mots plusieurs fois pour me rappeler tout le chemin parcouru par des femmes comme la mère de Jully, la mienne, et bien d’autres femmes avant moi. Je n’ai jamais vu Jully chanter cette chanson en concert, mais il est clair qu’il n’y aurait pas un œil sec dans la salle. Les paroles et la coda sont comme un mantra silencieux : ‟They closed so many doors on me / So I climbed right in the window / ’Cause as long as I can breathe I see / That my spirit is protecting me” (On m’a si souvent claqué la porte au nez / Que j’ai grimpé à la fenêtre / Car, tant que je respire, je vois / Que mon esprit me protège). »
Les récits déchirants des femmes qui l’ont précédée jouent un rôle central dans le désir de Barclay d’ouvrir les portes pour les générations à venir. En juillet dernier, après avoir prêté sa voix à de nombreux comités et conseils, y compris certains de la CMRRA, Barclay a lancé Advance, un collectif d’intervenants noirs de l’industrie de la musique canadienne, en association avec un groupe de professionnels noirs du milieu portés par une volonté de changement.
Elle explique : « Advance a été mis sur pied cette année en réponse aux mouvements sociaux contre la brutalité policière aux États-Unis et au Blackout Tuesday, une journée du milieu de la musique destinée à sensibiliser la population aux enjeux qui touchent les personnes noires, autant dans l’ensemble de la société que dans le secteur de la musique. Cela faisait quelques années que nous discutions de la nécessité de mettre sur pied un tel groupe au Canada. Nous avons grandement besoin d’une infrastructure pour la musique noire et les personnes noires qui travaillent dans l’industrie. J’espère que les retombées d’Advance sur le paysage musical canadien auront des effets sur tous les aspects de l’industrie, y compris l’édition. »
Et de poursuivre : « Depuis longtemps, dans le cas de la musique noire, les gens voient l’avant-scène — les artistes, l’A&R, la mise en marché, etc. Mais nous devons commencer beaucoup plus en amont et présenter d’autres secteurs, comme l’édition musicale ou les concerts, comme des possibilités de carrière. »
Après tout, cela fait à peine un an que Let Your Backbone Slide, la chanson phare de Maestro Fresh Wes, a été intronisée au Panthéon des auteurs et compositeurs canadiens — un moment historique pour le rap canadien, mais aussi un moment précieux pour l’ensemble de l’industrie, selon Barclay. Si la musique noire du passé est enfin reconnue au Canada, un nouveau chapitre s’ouvre pour la musique noire actuelle. Et, heureusement pour nous, il est piloté par des voix comme celle de Barclay.
« À l’heure actuelle, peu de personnes noires travaillent en édition musicale, et ce, même si la musique noire et les auteurs-compositeurs ou producteurs noirs ont beaucoup de succès, ici comme à l’étranger, constate-t-elle. Je souhaite la même chose pour mon secteur de l’industrie que ce que nous souhaitons à toutes les personnes noires qui travaillent dans le secteur de la musique : que les Noirs et les Noires puissent avoir une voix, raconter comment la musique noire est créée, financée et mise en marché, et prendre des décisions au sujet de leur propre musique. »
#dINFLUENCE Les éditeurs sont au cœur de l’industrie de la musique. En 2021, nous présenterons 11 d’entre eux. Nous parlerons aussi de chansons. Nous sommes conscients qu’il n’existe pas de mesure universelle pour quantifier le succès d’une chanson; c’est pourquoi nous aborderons toutes les façons inimaginables de quantifier leur influence — des chansons qui ont déclenché des révolutions, lancé des mouvements, été catalyseuses de changements, donné naissance à des histoires d’amour ou qui ont tout simplement été une source d’inspiration.
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