par Tabassum Siddiqui
Keziah Myers était prête à poursuivre une carrière en musique bien avant de travailler dans l’industrie. Aujourd’hui directrice générale d’AVANCE, le collectif de professionnels noirs de l’industrie de la musique au Canada, Keziah Myers a grandi dans une famille de musiciens : son père était un bassiste réputé sur la scène du gospel; sa mère a étudié le chant au Royal Conservatory of Music; sa tante, chanteuse d’opéra, s’est produite dans le monde entier; et son oncle était le coach vocal de la grande chanteuse canadienne Deborah Cox.
Le fait de baigner dans cet univers dès son plus jeune âge a frayé la voie à la passion de Myers pour la musique, même si elle a fini par prendre une direction légèrement différente. Bien qu’elle ait appris la musique et joué de la flûte, du violon et du piano, ce n’est que lorsqu’elle a fréquenté l’Université Wilfrid Laurier à Waterloo, en Ontario, qu’elle a commencé à envisager sérieusement de travailler dans ce domaine.
« J’étais dans l’industrie de la musique avant même de le savoir, explique en riant Mme Myers. Je pense que j’ai toujours su que je ne voulais pas me produire sur scène, mais j’aimais la musique. Et à l’université, j’ai connu JD Era [Joseph Dako], un rappeur qui était là grâce à une bourse de basket-ball, mais qui avait une chanson qui tournait sur Flow 93.5 [une station de radio de Toronto]. Et quand il m’en a parlé, ça ne m’a pas vraiment mis la puce à l’oreille parce que je venais du milieu de la musique, mais c’était une bonne occasion pour nous de nouer une relation plus poussée. »
Myers a commencé à faire la promotion des concerts de JD Era à l’université et hors du campus, en mettant à profit les compétences acquises dans son programme de communication et de marketing commercial pour faire connaître la musique de son ami.
« On n’apprend pas vraiment ce qu’est l’industrie de la musique sur les bancs d’école — même aujourd’hui, on peut s’orienter vers le monde des affaires et obtenir un BA ou un diplôme en administration des affaires, mais on n’apprend pas nécessairement que la musique ou le divertissement sont une industrie », souligne Mme Myers.
À cette époque, Myers, qui se destinait déjà à une carrière en marketing et faisait des stages dans des entreprises de premier plan comme Proctor & Gamble et Kraft Canada, a emménagé dans une maison avec JD Era et quelques autres amis — un lieu qui allait devenir un tremplin créatif pour certains noms désormais célèbres.
« Toute l’industrie s’est mise à fréquenter la maison, se souvient Myers. Drake apprenait à rapper à l’époque, donc il était là — et beaucoup d’autres aussi, comme Roxx [Alonzo Thornhill, qui est devenu le coach personnel de Drake] et Ken Masters [fondateur du XYZ Music Group]. C’est devenu une plaque tournante de ce qui représente aujourd’hui le nec plus ultra de la musique. Et la plupart d’entre nous continuent de travailler ensemble, en étroite collaboration. »
Comme elle était plongée dans cette atmosphère de communauté, Myers a peu à peu envisagé plus sérieusement de faire carrière dans l’industrie de la musique. Elle a quitté son emploi en marketing et a fait un stage non rémunéré dans une firme de marketing du divertissement, première étape d’une carrière exceptionnelle qui l’a amenée, au fil des ans, à diriger les opérations de marketing et de label à Universal Music Canada, les initiatives d’octroi de licences musicales à Entandem et les opérations d’A&R à la SOCAN, où elle a joué un rôle déterminant dans la diversification du recrutement, l’amélioration des opérations et des services offerts aux membres.
Elle poursuit maintenant ces efforts au sein d’AVANCE — qui s’emploie à fournir une infrastructure pour le renforcement, l’avancement et le maintien des talents noirs dans l’industrie musicale canadienne — après avoir rejoint le collectif en tant que directrice générale en mars 2021.
AVANCE est née de la volonté de trois vétérans de l’industrie, Vivian Barclay, Craig Mannix et Miro Oballa (qui siègent tous au comité consultatif du groupe), d’adopter des mesures concrètes pour opérer un changement après des années de discussions sur la sous-représentation des talents noirs dans l’industrie musicale canadienne, en particulier aux postes décisionnels et de direction.
Étant l’une des rares femmes noires à diriger un organisme majeur de l’industrie musicale canadienne, Myers est consciente de l’importance de la représentation et rappelle qu’elle a croisé peu d’autres personnes comme elle et qu’elle n’a pas eu beaucoup de mentors au cours de son parcours professionnel.
« J’ai été préparée involontairement et sans le savoir à ce poste pendant probablement toute ma carrière. Comme je fais partie du très petit nombre de femmes noires dans le secteur, je ne pouvais prendre personne pour modèle dans les domaines où je me voyais finalement évoluer. Il y a bien sûr Vivian Barclay [directrice générale de Warner/Chappell Music Canada], qui continue de nous représenter en tant que femme noire dans les hautes sphères. Elle constitue mon seul lien dans l’industrie », remarque Mme Myers.
« Je me suis donc frayé un chemin dans l’industrie de la musique avec pour tout bagage une grande partie de ce que j’avais appris à l’université sur le réseautage ainsi que ce que j’avais observé dans ces structures très institutionnelles, où la représentation n’existait pas. Et puis je porte en moi la fierté dans laquelle j’ai été élevée : je suis censée être ici; je peux être ici; je mérite d’être ici », ajoute-t-elle.
« Aller de l’avant et manœuvrer à travers cela en tant que femme noire m’a permis de voir différentes facettes de l’industrie, mais m’a aussi donné l’espoir que nous pouvons surmonter les obstacles, faire tomber les œillères ou bien lutter contre l’exclusion, nous intégrer dans les prises de décision et faire entendre notre voix un peu partout. »
Les principaux moyens prônés par AVANCE pour susciter ce changement sont la défense des droits, l’éducation et la mise sur pied de programmes— y compris la collaboration avec des organismes comme la CMRRA sur des initiatives visant à garantir que les travailleuses, travailleurs, créatrices et créateurs de musique noirs disposent de tous les outils nécessaires pour réussir dans l’industrie.
« Nous avons travaillé avec la CMRRA au cours des derniers mois pour tenter de trouver la meilleure façon de soutenir les professionnels de la musique noirs qui pourraient avoir besoin de développer davantage leurs connaissances sur l’édition, les droits mécaniques et la perception des redevances. C’est presque un monde en soi qui reste méconnu touchant les labels, les agences de marketing ou de relations de presse », explique Mme Myers.
« Beaucoup d’éléments entrent en ligne de compte dans une licence mécanique et la distribution de redevances, ou dans la répartition entre l’éditeur et le créateur. C’est pourquoi ADVANCE et la CMRRA ont mis sur pied un programme d’aide au placement dans le cadre duquel une personne intéressée par ce domaine en particulier pourra bénéficier d’une période de six mois au cours de laquelle elle travaillera avec l’un des clients de la CMRRA afin de se familiariser avec le secteur », poursuit-elle.
« Ce programme sera ouvert à celles et ceux qui travaillent déjà dans le secteur des affaires et de l’industrie, mais également aux artistes et aux créatrices et créateurs. Nous savons que ces derniers peuvent s’administrer, et peut-être même s’autoéditer, alors cela leur donne l’occasion d’apprendre ce qu’est l’édition vue par la lorgnette d’un éditeur de musique — en les renseignant simplement sur les multiples sources de revenus dont ils peuvent et doivent profiter. »
Assurer une meilleure représentation dans l’industrie implique que Myers se préoccupe toujours de l’avenir, y compris des défis auxquels le secteur est confronté et la meilleure manière de les relever.
« Il est important de bien informer les gens sur les innovations numériques. Que sont les NFT, et comment, avec la technologie de la chaîne de blocs, influent-ils sur l’édition ? Comment l’industrie peut-elle opérer un virage pour intégrer ces redevances et la façon dont elles sont transmises par la chaîne de blocs dans le système ? — peu importe où et sous quelle forme votre chanson est diffusée, vous recevrez une redevance en temps réel. Mais nous devons bien réfléchir à l’infrastructure à mettre en place autour de tout cela. Cela reste un défi, car la technologie ne cesse d’évoluer », dit-elle.
« J’appréhende aussi le fait que les possibilités d’édition ne sont pas aussi diversifiées qu’elles devraient l’être. Ainsi, en matière d’édition et de représentation, il est vraiment avantageux pour une entreprise de comprendre comment cela fonctionne ou comment les accords sont conclus — par exemple, comment se fait la synchronisation à Bollywood, et ce que cela implique pour les gens qui évoluent dans le domaine du rap et du hip-hop, ou celui du jazz, deux réalités très différentes. »
« Si l’on regarde comment les choses se font à droite et à gauche dans l’industrie, nous serons alors en mesure de mieux créer des produits qui serviront à tout le monde et qui, en fin de compte, profiteront à tous. »
Myers continue d’établir des liens en dehors de son travail principal à AVANCE. Elle fait partie de plusieurs comités consultatifs et jurys, notamment pour MusiCounts, FACTOR, les prix Juno, le Panthéon des auteurs et compositeurs canadiens, etc.
« Une part du travail de sensibilisation consiste à se faire entendre. Ainsi, lorsque je siège à un conseil d’administration ou que je participe à un jury, je me demande aussi ce que je peux apporter et comment soutenir cet organisme. Et souvent nous trouvons un terrain commun pour collaborer à des initiatives de programmes. »
En tant que figure de proue actuelle du secteur, Mme Myers sait à quel point il est important de rassembler les gens pour s’assurer que chacun et chacune a sa place à table. Elle se souvient de l’époque où elle a aidé Savannah Ré, la chanteuse de R&B, lauréate d’un prix Juno, alors interprète et compositrice débutante, à mieux comprendre l’aspect édition de l’industrie en rencontrant des directeurs musicaux.
« Elle avait déjà écrit quelques chansons, mais elle ne s’était pas encore intégrée dans le monde musical, se souvient Myers. C’était l’occasion pour moi de comprendre comment boucler la boucle — comment une conversation sur les licences peut également amener une ou un artiste à entrer en contact avec un service d’A&R, qui entrera en contact avec son gérant. »
Depuis ses débuts aux premières loges d’une scène hip-hop en pleine effervescence jusqu’à son ascension pour devenir une pionnière d’une industrie soutenant cette même créativité, Myers explique que l’élément moteur a toujours été l’amour de la musique.
« Dans tout ce que vous faites, la passion suscite la passion. Je défends fermement l’idée de transmettre aux jeunes que si on aime quelque chose, il n’y a aucune raison de ne pas aller de l’avant. Tout le monde ne peut pas être Drake — la réalité est que les chiffres ne jouent pas en votre faveur. Et il se peut que vous n’aimiez pas vraiment le rap, mais que vous pensiez qu’on ne peut faire partie de l’industrie musicale que si l’on se produit sur scène », dit-elle.
« Ma passion, c’est la musique, mais je ne travaille jamais à l’aspect créatif d’une chanson — même si tous les jours je travaille avec des créatrices et des créateurs. Je suis dans une industrie qui aime tout autant que moi le divertissement et la musique. Et, dans mon cas, il est important de voir des femmes noires là où ça semblait impensable, il y a 20 ans, peut-être même il y a 10 ans. »