Shirley Eikhard et Julian Taylor nous dévoilent leur long et gratifiant parcours vers le succès
[Note de la rédaction : La CMRRA compte parmi ses clients des éditeurs de musique qui contribuent à guider les auteurs-compositeurs dans leur vie professionnelle et à ajouter une valeur tangible à leur carrière, mais également des auteurs-compositeurs qui publient leurs œuvres à compte d’auteur et effectuent directement le travail d’édition. Ce mois-ci, nous vous présentons l’histoire de deux de nos clients dont les compositions couronnées de succès ont eu des retombées bien singulières sur leur carrière.]
Par Jon Dekel
Un soir de 1991, en entrant chez elle, à Harrison, en Ontario, Shirley Eikhard était loin de se douter de la surprise qui l’attendait sur son répondeur. Au bout du fil : la chanteuse et guitariste Bonnie Raitt, qui venait de remporter le Grammy de l’album de l’année. En bruit de fond du message de Raitt, Eikhard entend un air qui lui est familier. Dès qu’elle comprend ce qui est en train de se produire, elle n’en croit pas ses oreilles.
Raitt avait enregistré sa chanson Something To Talk About.
« Elle me disait : “J’espère que personne n’a déjà enregistré cette chanson, car nous venons de l’enregistrer et nous sommes sur le point de la lancer” », se rappelle Eikhard, dont l’incrédulité résonne encore dans la voix.
À l’insu de l’auteure-compositrice canadienne, Raitt avait découvert la chanson après que Bruce Springsteen lui eut suggéré d’ajouter un simple à son prochain album et qu’une amie commune lui eut donné le démo qu’Eikhard avait enregistré en 1984.
« J’ai toujours adoré Bonnie, confie-t-elle. C’était tout un honneur pour moi qu’elle enregistre cette chanson. Je savais qu’elle lui rendrait justice. » La version de Something To Talk About de Bonnie Raitt a permis à la chanteuse de remporter un autre prix Grammy et s’est imposée dans la culture populaire : reprise par de nombreux artistes, de Britney Spears à Will Farrell, elle a même inspiré en 1995 un film du même nom qui met en vedette Julia Roberts.
Eikhard, lauréate de prix Juno et intronisée récemment au Panthéon des auteurs et compositeurs canadiens, a depuis composé des chansons pour Emmylou Harris et Cher. Elle affirme toutefois que Something To Talk About est, de loin, sa chanson la plus puissante. « Et puis, 30 ans plus tard, cette chanson me fait encore bien gagner ma vie ! » Pour bien comprendre toute la portée de l’œuvre, il est important de connaître l’histoire d’Eikhard. Car, jusque-là, cette histoire n’avait rien d’un conte de fées.
Composant des chansons depuis ses 11 ans, Eikhard en a 15 lorsqu’elle interprète sa chanson It Takes Time à l’émission Singalong Jubilee, sur les ondes de CBC. Une autre interprète de l’émission du nom d’Anne Murray aime la chanson et l’enregistre pour ouvrir son quatrième album, Straight, Clean and Simple, sorti en 1971. Lorsque les représentants de la société d’édition de Murray découvrent que l’auteur de la chanson est une jeune adolescente des Maritimes, ils la convoquent sans délai pour la rencontrer. « Je ne connaissais rien à l’édition, je savais seulement composer des chansons », indique Eikhard. La version de Murray étant déjà sur l’album, Eikhard aurait dû avoir l’avantage. Mais l’adolescente était représentée par son père, un musicien amateur. « Assise dans le bureau devant ces gens de l’édition, j’ai regardé mon père et je lui ai dit : “Tu ne penses pas qu’on devrait parler à un avocat ?”, et lui me répond : “Chut ! Tu vas faire échouer l’accord !” En principe, nous avions de quoi tenir notre bout, mais, au lieu de cela, j’ai signé un contrat d’exclusivité de sept ans, sans avance. »
Il faudra une vingtaine d’années, après avoir conclu des contrats de coédition avec Warner Brothers et Attic Records, et étudié sérieusement l’édition musicale sous la tutelle du légendaire Alexander Mair, pour qu’Eikhard ait suffisamment confiance pour devenir auteure-compositrice indépendante à temps plein.
Étant sa propre éditrice musicale, Eikhard se rend à Nashville, où une amie la met en contact avec un cercle de composition. C’est là qu’elle pond Something To Talk About.
« Je me souviens de la date exacte : le 3 février 1984. Je l’ai composée en 20 minutes ! Le lendemain matin, je l’ai écoutée, je me suis regardée dans le miroir et je me suis dit : “Shirley, tu viens d’écrire un hit !” »
Cependant, au tournant des années 1990, Eikhard avait laissé ses rêves à Nashville et Something To Talk About avait été refusée par tous les artistes à qui elle avait été proposée — y compris Murray, qui ne l’enregistrera jamais, même si son album lancé en 1986 porte le nom de la chanson. En 1991, Eikhard abandonne sa carrière d’auteure-compositrice, acceptant de petits contrats de musicienne et faisant de la figuration dans des films pour joindre les deux bouts. C’est pourquoi l’appel de Raitt est une véritable révélation.
« C’est comme si c’était écrit dans le ciel, réfléchit-elle. Nous étions la bonne personne l’une pour l’autre à ce moment exact de nos vies. »
L’auteur-compositeur-interprète torontois Julian Taylor a signé son premier contrat d’édition il y a une vingtaine d’années lorsque son groupe, Staggered Crossing, a été découvert par Frank Davies, de The Music Publisher’s (TMP). « J’allais à la même école que sa fille, raconte Taylor. Elle a mis la main sur notre démo, et elle l’a donné à son père. Une histoire classique. »
Contrairement à la jeune Eikhard, Taylor avait bien étudié les rouages de l’industrie et avait insisté pour conclure un contrat de coédition avec Davies. Une décision qui s’est avérée payante lorsque le premier simple du groupe, Further Again, a atteint la septième position du palmarès rock canadien en 2001. « C’est après que ça devient intéressant », rigole Taylor, rappelant l’intégration de TMP à la Song Corporation d’Allan Gregg, qui a ensuite rapidement fait faillite.
À la suite de cette déconfiture, Staggered Crossing travaille avec l’avocat Peter Steinmetz pour faire valoir devant les tribunaux que les artistes devraient être en mesure de conserver leurs droits sur tous les actifs non publiés, y compris l’édition. Ils remporteront leur pari. « Nous avons contribué à faire modifier l’article 13 de la Loi sur la faillite qui concerne le droit d’auteur, ce qui, à long terme, a aidé beaucoup d’autres artistes, affirme Taylor. C’est l’une des choses dont je suis le plus fier. »
Après la chute de la Song Corporation, Taylor crée sa propre maison de disques indépendante et prend le chemin de l’édition à compte d’auteur « par pure nécessité ».
Lorsque Staggered Crossing se dissout en 2007, il forme le Julian Taylor Band, et c’est dans ce cadre qu’il dit avoir trouvé sa voix unique. Lorsqu’on lui demande laquelle de ses chansons est la plus percutante, il mentionne sans surprise sa chanson la plus connue, Further Again, mais il avoue qu’il trouve deux de ses plus récentes œuvres beaucoup plus valorisantes. Chacune pour des raisons bien personnelles.
En 2015, inspiré par les émeutes de Ferguson, au Missouri, à la suite de l’affaire Michael Brown Jr., un homme noir abattu par Darren Wilson, un policier blanc, Taylor compose Get Loud, Part 2. « Cette chanson est intéressante pour moi, car elle a créé un mouvement culturel. » Taylor, un Afro-Canadien ayant des origines mohawks, explique : « C’était l’une des premières fois où des gens pouvaient dire : “Wow ! Cette chanson est à la fois vraiment politique et vraiment personnelle.” »
Pour le vidéoclip de la chanson, Taylor peint une murale dans l’East End de Toronto. Il est fier que la murale existe toujours, mais aussi qu’elle soit devenue un attrait touristique du quartier, bon nombre de gens s’arrêtant pour se prendre en photo devant les paroles poignantes de Get Loud.
#dINFLUENCE Les éditeurs sont au cœur de l’industrie de la musique. En 2021, nous présenterons 11 d’entre eux. Nous parlerons aussi de chansons. Nous sommes conscients qu’il n’existe pas de mesure universelle pour quantifier le succès d’une chanson; c’est pourquoi nous aborderons toutes les façons inimaginables de quantifier leur influence — des chansons qui ont déclenché des révolutions, lancé des mouvements, été catalyseuses de changements, donné naissance à des histoires d’amour ou qui ont tout simplement été une source d’inspiration.
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