L’Agence canadienne des droits de reproduction musicaux (CMRRA) a récemment eu l’occasion de s’entretenir avec Danielle Aguirre, vice-présidente directrice et avocate générale de la National Music Publishers’ Association (NMPA), afin de discuter des récents développements touchant les éditeurs de musique aux États-Unis. La Copyright Royalty Board (CRB), qui fixe les taux à payer en vertu des lois américaines pour certaines utilisations d’œuvres musicales, a commencé à se préparer en vue d’une audience visant à fixer la tarification de plusieurs licences obligatoires en vertu de l’article 115, notamment pour des services de diffusion en continu interactifs. En outre, le 4 août, le département de la Justice des États-Unis a fait une déclaration après une enquête de deux ans sur les décrets de consentement qui régissent l’American Society of Composers, Authors and Publishers (ASCAP) et Broadcast Music Inc. (BMI). Puis le 16 septembre, un juge de la District Court de New York, Louis Stanton, a rendu une ordonnance et un jugement déclaratoire qui semble contredire la déclaration du département de Justice, à tout le moins en ce qui a trait à BMI.
CMRRA : Parlez-nous un peu de la récente déclaration du département de la Justice sur les décrets de consentement concernant l’ASCAP et BMI. Quelle a été votre réaction à la décision du département ?
Aguirre : Nous avons bien sûr été déçus, mais nous n’avons malheureusement pas été surpris. Comme le président et directeur général de la NMPA, David Israelite, l’a clairement fait savoir, la déclaration de principes du département a été un dur coup pour les auteurs-compositeurs. L’exigence d’autoriser intégralement l’utilisation des œuvres musicales amondrirait les droits des auteurs-compositeurs et pourrait réduire encore plus les redevances payées, dont les taux sont déjà inacceptables. Nous nous attendions néanmoins à leur interprétation (que nous jugeons erronée), car nous défendons depuis deux ans les intérêts des détenteurs de droits d’auteur auprès du département de la Justice.
S’il est vrai que la législation américaine sur le droit d’auteur permet l’octroi de licences complètes, cette pratique ne représente certainement pas la norme en matière de licences de musique. Bien au contraire, la loi autorise clairement la délivrance de licences « fractionnées » pour les œuvres musicales, et notre industrie a progressivement opté pour cette façon de faire. Nous sommes déçus par la déclaration de principes du département, car elle ne tient compte ni des réalités du marché ni de la valeur inhérente de licences fractionnées. Le département contredit ainsi en grande partie les éléments qui lui ont été soumis, en rejetant en bloc la preuve manifeste que son interprétation perturberait le marché et les facteurs indiquant une conclusion inverse.
Les avocats du département derrière la déclaration de principes provenaient du milieu du droit de la concurrence; il n’est donc pas étonnant qu’ils aient abordé cette question en affirmant que, par souci d’efficacité, le titulaire se devait d’obtenir une licence immédiatement, ce qui est tout simplement faux. En effet, les éléments de preuve qui lui ont été soumis témoignent de la grande efficacité de l’octroi de licences fractionnées tel que le font ASCAP et BMI, et ce, non seulement pour les titulaires de licences, mais également pour les détenteurs de droits d’auteur représentés par des sociétés de gestion collective.
CMRRA : Que pensez-vous de la réponse du juge Stanton à l’interprétation du département de la Justice ?
Aguirre : À titre de juge fédéral fixant les tarifs pour BMI, le juge Stanton possède des années d’expérience en interprétation du décret de consentement applicable. Sa décision a montré que la déclaration de principes du département était incorrecte et allait à l’encontre des réalités juridiques et commerciales.
CMRRA : Que pensez-vous de la situation actuelle, sur le plan juridique et du point de vue des éditeurs faisant affaire aux États-Unis et à l’étranger ?
Aguirre : Malheureusement, la décision du juge Stanton ne touche que BMI et ne concerne pas l’ASCAP. De plus, le département de la Justice peut encore interjeter appel de la décision. L’heure est donc à l’incertitude. Si le département décide de faire appel de la décision (au plus tard le 15 novembre), une cour d’appel (circuit fédéral) tranchera la question; sinon, la décision sera maintenue en ce qui concerne BMI. L’incidence de la déclaration de principes du département sur l’ASCAP dans le cadre de son décret de consentement sera déterminée plus tard par la juge Denise Cote.
À la suite de la décision du juge Stanton, la NMPA a rédigé, avec 18 membres du Congrès, une lettre conjointe à l’attention de la procureure générale des États-Unis, Loretta E. Lynch, demandant au département de retirer sa déclaration de principes. Ce scénario serait idéal, car il clarifierait la situation juridique et permettrait à l’ASCAP et à BMI de continuer à délivrer des licences fractionnées comme auparavant.
Espérons que le département comprendra tout cela, qu’il retira sa déclaration et qu’il ne fera pas appel de la décision du juge Stanton. Sinon, la procédure d’appel ou la possibilité d’une décision contraire à celle de la juge Cote relativement à l’ASCAP risquent d’engendrer encore plus d’incertitudes.
CMRRA : Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur le processus de fixation des taux de la Copyright Royalty Board et sur le rôle de la NMPA ?
Aguirre : Eh bien, l’ensemble du processus est relativement nouveau dans le monde de la reproduction mécanique aux États-Unis. Il apparaît dans sa forme actuelle en 2006, après la fondation de la CRB en 2005 (avant cela, les taux étaient fixés par divers tribunaux). À l’heure actuelle, trois juges administratifs siègent à la CRB et supervisent les nouveaux taux fixés tous les cinq ans.
La NMPA y participe, comme toujours, à titre de représentante des détenteurs de droits d’auteur, aux côtés de la Nashville Songwriters Association International (NSAI). Nous défendons les intérêts des éditeurs de musique et des auteurs-compositeurs depuis le tout début du processus, en 2006. À titre d’avocate générale de la NMPA, je supervise le processus d’audience à l’interne et collabore avec notre conseiller externe au cours de cette audience.
La NMPA a participé à la première audience visant à fixer les taux pour les années 2008 à 2012. En 2011, nous avons obtenu un règlement avec les autres parties (y compris les services numériques et les maisons de disques) pour les années 2013 à 2017. Aujourd’hui, nous nous préparons à une nouvelle audience, qui sera d’une importance cruciale pour les détenteurs de droits d’auteur, car elle déterminera les taux payables par les services de diffusion en continu interactifs pour les années 2018 à 2022.
CMRRA : Outre la NMPA au nom des détenteurs de droits d’auteur, qui participe à l’audience de la CRB sur les taux ?
Aguirre : Toute partie portant un vif intérêt aux taux de redevance et aux conditions d’octroi de licence en vertu de l’article 115 a le droit d’y participer et, au cours de la dernière année, de nombreuses parties se sont manifestées pour faire des présentations à la CRB. On comptait au départ plus de 20 parties intéressées, mais certaines se sont retirées du processus lorsque, au cours de l’année écoulée, il est devenu clair que cette procédure n’aboutirait pas à un règlement. Voici les huit parties qui participent à l’audience : la NMPA, la NSAI, l’auteur-compositeur George Johnson, Amazon, Apple, Google, Pandora et Spotify.
CMRRA : Avez-vous des axes particuliers à défendre dans le cadre de cette procédure ?
Aguirre : Cette procédure se concentrera sur les taux pour les services de diffusion en continu interactifs, qui ont évidemment augmenté en importance. En effet, au cours des cinq dernières années, l’industrie de la musique a opté pour la diffusion en continu comme principal mode de livraison aux consommateurs. Sachant que cette tendance devrait se maintenir, notre objectif pour la période allant de 2018 à 2022 est d’améliorer les taux payables par les services de diffusion en continu interactifs afin que les auteurs-compositeurs reçoivent leur juste part.
La dernière procédure remonte à 2011, à une époque oû la diffusion en continu était beaucoup moins populaire qu’aujourd’hui. En fait, aucun service de musique n’avait encore lancé de service intéractif. Le règlement qui a mis fin à l’audience en 2011 s’explique, en partie, par un contexte commercial totalement différent et par une diffusion en continu ne représentant qu’une infime partie des revenus de l’industrie. Nous avons donc accepté les taux encore en vigueur aujourd’hui pour deux raisons : premièrement, toutes les parties tenaient à éviter les frais et le processus d’une audience complète; deuxièmement, nous ne savions pas encore dans quelle direction l’industrie allait évoluer. Au cours des cinq années qui se sont écoulées depuis, des changements draconiens sont survenus dans l’industrie de la musique. En effet, les services de diffusion en continu ont pris une ampleur dépassant toutes les prédictions. Il est dorénavant de la plus haute importance de garantir des taux correspondant à ce que les auteurs-compositeurs sont en droit d’obtenir.
Avant tout, il importe d’assurer une rémunération équitable pour les auteurs-compositeurs, en reconnaissant la valeur intrinsèque des œuvres musicales. Le modèle actuel d’octroi de licence est structuré en fonction du pourcentage du chiffre d’affaires; nous devons changer cette structure de manière à payer les auteurs-compositeurs en fonction non plus de la réussite du modèle d’affaires d’un service donné, mais plutôt de la valeur intrinsèque des œuvres musicales. Par conséquent, nous nous concentrons au cours de la procédure actuelle sur l’obtention de taux de redevances fixés par diffusion en continu et par abonné.
CMRRA : Cela ressemble beaucoup à notre façon de faire au Canada, soit des taux de redevances qui incluent les minimums payables par abonné ou par diffusion en continu. Que pensez-vous de la proposition d’Apple de payer 0,091 $US par 100 diffusions en continu ?
Aguirre : Apple semble convenir avec la NMPA qu’il faut reconnaître une valeur intrinsèque aux chansons à la fois indépendante du service et identique pour tous les modèles d’affaires. La NMPA n’est cependant pas d’accord avec le taux proposé par Apple, qui nous semble bien insuffisant pour nous permettre de percevoir efficacement la valeur essentielle de chaque œuvre musicale. Cela dit, nous sommes ravis qu’un service numérique reconnaisse le principe de base que nous défendons. Nous avons constaté que les intérêts des auteurs-compositeurs ne rejoignent généralement pas ceux des services numériques, et ce, pour bien des raisons. Certains services ne veulent pas maximiser leurs revenus (et donc leurs redevances à payer) en raison de leurs intérêts concurrentiels, comme l’élargissement de leur base d’utilisateurs. Il en résulte de grandes tensions entre les détenteurs de droits d’auteur et les services numériques, notamment en ce qui a trait aux taux payables en vertu de l’article 115. Nous sommes néanmoins heureux de constater l’ouverture des chefs d’entreprise sur le plan des principes.
CMRRA : À quoi ressemble le calendrier des prochains mois relativement à la procédure à venir ?
Aguirre : Nous mettons actuellement la dernière main à notre mémoire juridique, que nous présenterons le 1er novembre 2016. Il comprend une argumentation, un libellé proposé pour la réglementation ainsi que des déclarations de témoins (comme des cadres et des membres du personnel financier de l’industrie de l’édition musicale) et d’experts. Nous y définissons globalement les taux de redevances recommandés par la NMPA, justification à l’appui. Notre mémoire contient également plus de 15 déclarations de témoins et d’experts. Sa présentation sera suivie du processus de découverte, qui comprendra des questions et des documents produits par la NMPA et ses éditeurs membres, ainsi que par des services numériques et d’autres parties participant à l’audience. Après ce processus (qui comprend les contre-argumentations suivant la découverte), l’audience formelle commencera, soit le 8 mars 2017.
CMRRA : Une fois l’audience commencée, combien de temps faudra-t-il attendre une décision ?
Aguirre : Une décision officielle doit être rendue avant le 15 décembre 2017, et la date prévue d’entrée en vigueur des nouveaux taux est le 1er janvier 2018. Si, pour une raison quelconque, la décision n’est pas prête avant le 15 décembre, les taux actuels s’appliqueront jusqu’à ce que la décision soit rendue, bien que les échéances mettent de la pression sur l’instance. Le processus d’audience prendra de six à huit mois, et nous espérons qu’à son aboutissement les juges de la CRB concluront en la nécessité d’augmenter les tarifs afin de tenir compte de la valeur des œuvres musicales offertes par les services numériques. Nous attendons avec impatience une décision favorable aux auteurs-compositeurs et aux éditeurs de musique, car le modèle de la diffusion en continu poursuivra sa domination de l’industrie de la musique dans les prochaines années.
CMRRA : Enfin, sur le thème des modèles de diffusion en continu, que pouvez-vous nous dire sur le règlement de la NMPA avec Spotify plus tôt cette année ?
Aguirre : Notre principal objectif était de faire en sorte que l’argent étant détenu par Spotify soit versé correctement aux éditeurs de musique. Il s’agissait de résoudre le problème de l’identification des personnes à payer, mais ce problème est double. Tout d’abord, les services numériques ne désirent pas faire les investissements requis pour mettre en place une infrastructure capable d’identifier les bons titulaires d’œuvres musicales. Deuxièmement, nous devons nous assurer que les services paient bien tout ce qu’ils doivent aux détenteurs de droits d’auteur. Le règlement visait donc à répondre à ces deux préoccupations en faisant en sorte que Spotify identifie correctement les titulaires de droits musicaux et leur verse des redevances et dans le cas oû les titulaires ne peuvent être identifier, trouver une façon juste de distribuer les redevances aux ayants-droit.
C’est un problème majeur qui touche l’ensemble de l’industrie, soit toutes les personnes concernées par l’octroi de licences en vertu de l’article 115 ainsi que d’autres parties ayant des préoccupations relatives à la compréhension des œuvres musicales et à l’identification de leurs titulaires. D’énormes services numériques en activité accumulent actuellement les redevances dues sans savoir à qui les verser. Il est généralement convenu que le régime de délivrance de licence obligatoire aux termes de l’article 115 ne fonctionne pas dans le contexte numérique actuel, parce qu’il n’a pas été conçu en fonction des services numériques.
La NMPA s’emploie à résoudre ce problème et à s’attaquer aux problèmes connexes qui commencent à surgir en raison du manque d’information. Certains services numériques qui accumulent les redevances dues connaissent le montant accumulé sans savoir à qui le verser et ne déposent pas nécessairement cet argent dans un compte en fiducie en attendant que les titulaires d’œuvres musicales soient identifiés. Cette solution n’étant plus acceptable, il nous faut collaborer avec des services comme Spotify afin d’éviter ce genre de problèmes. La NMPA est d’avis que la solution passe par une collaboration étroite entre les deux parties, comme en témoigne notre règlement avec Spotify.