Par Tabassum Siddiqui
Si Honey Jam est aujourd’hui bien connu dans l’industrie canadienne de la musique pour ses anciennes participantes comme Nelly Furtado, Melanie Fiona, Jully Black, Haviah Mighty et bien d’autres, sa fondatrice Ebonnie Rowe trouve parfois difficile à croire que cet événement annuel de mise en valeur des talents féminins existe depuis près de 30 ans.
Elle a grandi entourée de musique, avec plusieurs musiciens dans sa famille, et a elle-même joué du piano et chanté dans une chorale dans ses jeunes années, mais c’est surtout son penchant pour l’implication communautaire qui a poussé la jeune femme d’alors à fonder Honey Jam.
« Mes parents étaient des gens très solidaires de leur communauté, et c’est ainsi que j’ai été élevée. Mais en 1990, j’ai un ami qui est mort subitement, et ça a été un terrible choc. Je me suis dit : “Et si moi aussi, je disparaissais juste comme ça? À quoi aurait servi ma vie?” »
Elle a alors laissé tomber ses cours de littérature anglaise à l’Université de Toronto pour lancer Each One, Teach One, un programme de mentorat destiné aux jeunes personnes noires.
« Un des facteurs qui ont mené à la création de Honey Jam, c’est que je passais beaucoup de temps avec ces jeunes de 17 ans qui écoutaient du gangsta rap très misogyne. Le rythme était excellent, mais les paroles manquaient souvent de respect envers les femmes – et je voyais changer les attitudes des jeunes hommes à l’égard des femmes. »
« Tout ce qui est populaire revêt un certain pouvoir – et j’admire le pouvoir de la musique. Il peut guérir et il peut motiver, pour le meilleur comme pour le pire. »
Misant sur ce pouvoir, Ebonnie Rowe a pris contact avec des émissions de radio et de télévision pour faire connaître le programme Each One, Teach One et pour parler franchement de la misogynie en musique. Elle s’est adressée à DJX, animateur du Power Move Show sur les ondes de la radio universitaire CKLN de Toronto, et celui-ci l’a invitée à prendre sa place au micro pour une émission complète de trois heures pour parler de l’image des femmes véhiculée dans les paroles et les vidéos de musique hip-hop.
Lorsque l’équipe de rédaction de l’influent magazine de musique urbaine Mic Check a entendu l’émission du Power Move Show, Ebonnie Rowe s’est vu demander d’éditer un numéro entièrement féminin au printemps 1995.
« Honey Jam, c’était le nom du concert de fin de projet, et c’est tout ce que ça devait être. Mais à la fin de cette célébration qui mettait en valeur des talents féminins, des gens sont venus me voir pour me demander la date du prochain concert. Je me suis dit : “Mais non, ce n’est pas ça, mon travail! De quoi parlez-vous?” Mais en fait, il n’existait rien de semblable pour les femmes.
Et à l’époque, il n’y avait pas Internet… alors quand je passais à la télévision, je devais donner mon numéro personnel! », se rappelle Ebonnie Rowe en riant.
« Voyant qu’il n’y avait vraiment rien de tel, je me suis dit que je pourrais organiser un autre concert pour voir comment ça se passait… et nous voici 28 ans plus tard! L’étincelle a été mon amour pour la musique et ma façon de l’utiliser pour provoquer le changement – c’est comme ça que Honey Jam est né. »
Voyant le potentiel de l’événement, Ebonnie Rowe a fondé le PhemPhat Entertainment Group pour produire le concert annuel et mettre en contact des femmes dans tous les genres musicaux avec des occasions de mentorat, de réseautage, de formation et de prestations musicales.
Bientôt trop populaire pour les petits clubs de Toronto comme l’Ultrasound, qui pouvait accueillir quelques dizaines de personnes seulement, Honey Jam a été intégré à la série Hip-Hop Sundays du promoteur Jonathan Ramos (Ramos Entertainment Management Group, REMG), qui réunissait régulièrement des centaines de mélomanes à Lee’s Palace.
Le bouche-à-oreille a fait son œuvre, en particulier grâce aux freestyles de clôture mémorables réunissant toutes les participantes, et l’événement a encore davantage attiré l’attention après la parution dans le Toronto Star d’un article signé par une journaliste qui était entrée à Lee’s Palace en entendant le spectacle en pleine promenade à vélo.
Honey Jam est ainsi devenu un incontournable de la scène musicale torontoise, et son influence a grandi en conséquence. La fondatrice se remémore avec fierté les nombreuses réussites qui ont découlé de son idée.
« Au départ, c’était uniquement du hip-hop, mais ensuite, il y a eu Nelly Furtado : je la revois qui monte sur scène, minuscule, coiffée de lulus, et les gens qui continuent à parler. Mais quand elle se met à chanter, le silence tombe sur la salle. »
« Je me souviens aussi de Jully Black sur scène, que j’ai rencontrée quand elle avait à peine 17 ans. Lorsque Melanie Fiona – qui a ensuite gagné des Grammys – a participé à Honey Jam, elle faisait partie d’un groupe de filles. Il y a énormément de beaux souvenirs. »
Beaucoup de participantes – y compris Nelly Furtado, qui est devenue l’une des plus grandes artistes pop du Canada en dépassant les 40 millions d’albums vendus dans le monde – reconnaissent que le programme les a aidées à lancer leur carrière.
« Honey Jam devrait être reconnu comme faisant partie du patrimoine musical canadien, croit Nelly Furtado. Le programme a ouvert des portes aux Canadiennes qui faisaient de la musique indépendante, et pour ça, je suis reconnaissante. »
Ebonnie Rowe fait remarquer que Honey Jam était nécessaire au temps où Internet n’en était qu’à ses balbutiements et où les artistes avaient très peu d’autres moyens universels de faire entendre leur musique au plus grand nombre.
« Il faut se rappeler qu’il n’y avait pas vraiment d’industrie pour les artistes d’ici à l’époque. On n’avait pas encore Drake, Justin Bieber ou Shawn Mendes. Les gens faisaient de la musique pour l’amour de la musique, et c’était beaucoup plus expérimental. »
« Il n’y avait pas de format à respecter. Au début, Honey Jam n’était pas comme aujourd’hui, très axé sur la carrière. À l’époque, c’était un cadeau pour la communauté, une tribune pour les femmes. Bien entendu, ça l’est encore, mais c’est aussi devenu beaucoup plus que ça. »
Au fil des ans, l’événement qui était déjà plus qu’une simple vitrine annuelle pour les artistes est devenu un programme de perfectionnement à temps plein qui aide les jeunes femmes à s’y retrouver dans l’industrie de la musique, notamment en offrant des camps d’écriture et de composition, des occasions de réseautage lors de grands événements et des ateliers sur le monde de la musique avec des partenaires comme la CMRRA.
« La CMRRA a donné beaucoup d’ateliers d’écriture et de composition pour nous, et nous lui amenons des artistes pour parler de redevances », explique Ebonnie Rowe.
« Tout commence par une chanson. L’écriture est un aspect tellement important, pour toutes les raisons évidentes, certes, mais aussi financièrement. Pensons à la pandémie : les artistes ne pouvaient plus monter sur scène et donner des spectacles. Mais avec l’esprit et la créativité, on peut encore écrire des chansons, et c’est là qu’il y a de l’argent à faire. »
Si les activités de Honey Jam se sont diversifiées, la fondatrice soutient que la mission initiale de tourner les projecteurs vers les femmes dans les arts et de veiller à ce qu’elles soient mises en valeur et soutenues demeure toujours aussi importante.
« Il y a encore beaucoup à faire, mais on a tout de même parcouru un bon bout de chemin. Pour les femmes, la technologie a vraiment changé les choses. Elle a égalisé les chances en donnant à tout le monde la possibilité de travailler en solo. Aujourd’hui, il suffit d’avoir un ordinateur pour produire de la musique – on peut s’amuser avec son art, tester différentes choses, expérimenter. »
Même si les outils ont changé, la fondatrice conserve le même lien avec les gens qu’à ses débuts, quand elle a commencé à défendre les intérêts des femmes en musique.
« Il n’y a rien de tel qu’une bonne vieille conversation en personne. Évidemment, les courriels et les réseaux sociaux sont d’excellents outils et accélèrent le travail, mais c’est important pour moi de montrer une image positive sur ces plateformes-là aussi – et pas seulement pour les mentions “J’aime”! Quand les gens visitent notre page, ils sourient en voyant notre façon de mettre en valeur le travail de nos artistes et toutes leurs réussites. »
PhemPhat tisse aussi des liens avec les artistes et d’autres acteurs du milieu en organisant des conférences avec d’anciennes participantes, en tenant des séances de mentorat où les artistes rencontrent directement des professionnels de l’industrie et en installant son kiosque dans les foires axées sur la place des femmes, dans les congrès musicaux et dans divers événements d’envergure, comme la cérémonie des prix JUNO.
Le spectacle Honey Jam de cette année aura lieu le 17 août et pour la toute première fois, ce sera au TD Music Hall, dans le légendaire édifice Massey Hall de Toronto. À l’approche de l’événement, Ebonnie Rowe réfléchit à la place qu’a su se tailler son programme au fil du temps.
« Chaque année, on me demande à quoi le public doit s’attendre. Ce qui me rend le plus fière, c’est notre constance : nous offrons un spectacle incroyable de jeunes artistes émergentes dont le public n’a peut-être jamais entendu parler, tout un éventail de genres musicaux et un lieu accueillant et inspirant qui permet d’échapper à la folie du monde pendant quelques heures, résume-t-elle. Et il pourrait aussi y avoir quelques surprises… c’est à surveiller! »
Pour en savoir plus sur Honey Jam, visitez le www.honeyjam.com.