par Jon Dekel
Lorsque Jennifer Mitchell a entendu What a Wonderful World pour la première fois, elle n’aurait jamais imaginé qu’elle représenterait un jour cet hymne intemporel (composé en 1968 par Bob Thiele et George David Weiss puis enregistré par Louis Armstrong), ainsi que d’autres classiques comme My Way et YMCA en plus des chansons rendues célèbres par John Lennon, les Rolling Stones, Joan Jett, Steve Miller ou Bill Withers.
En sa qualité de présidente de Red Brick Songs et de Casablanca Media Publishing, Mitchell travaille avec des catalogues légendaires — ABKCO, Fairwood Music, Budde Music, Bucks Music Group, Fox (qui appartient maintenant à Disney), Carlin, Big Yellow Dog, Little Kim, la succession de Roy Orbison, Spandau Ballet, Cadence Music, Glass Tiger, Spirit Music Horizons, Springtime Music (Aretha Franklin), Scorpio Publishing (Village People) et, plus récemment, 2 Unlimited. Mais ce n’est pas tout : elle et son équipe de sept personnes ont établi un répertoire de près de 50 auteurs-compositeurs, dont font partie The Rural Alberta Advantage, les Fast Romantics, Jeen O’Brien, Dan Davidson, Charlotte Cardin, The Great Lake Swimmers, Zanki, Swim Good Now, Russell Broom et Aidan Knight.
Ce répertoire enviable permet à Mitchell, qui est à la tête de l’une des sociétés d’édition musicale indépendantes les plus en vue du Canada, de rester concentrée sur la découverte et la défense de talents émergents d’ici. « Il est extrêmement gratifiant d’aider les auteurs-compositeurs de la relève à établir leur art et leur carrière », dit-elle, indiquant qu’il s’agit d’un fait saillant perpétuel de son parcours professionnel. Elle ajoute : « C’est très satisfaisant d’être à l’avant-scène de la créativité. »
Ce parcours diffère considérablement de celui que Mitchell, qui a grandi à Timmins, avait prévu au départ. Ce sont ses parents (qui passaient leur vie à l’extérieur du travail à jouer dans des orchestres ou des groupes de jazz) qui lui ont transmis son amour de la musique. Et, même si elle se rappelle avec tendresse avoir chanté Moonglow de Mills, Hudson et DeLange avec sa mère, elle a pris une voie différente. « Je suis allée à l’école de commerce et, ensuite, à l’école de droit, dans le but d’exercer le droit commercial. J’avais un intérêt particulier pour le droit fiscal. »
Diplômée de l’Université de Windsor, Mitchell est recrutée chez Farano Green, un cabinet torontois spécialisé en droit fiscal et immobilier, ainsi qu’en droit du divertissement. C’est là qu’elle rencontre son futur partenaire d’affaires, Edmund Glinert, avocat en droit du divertissement et vétéran de l’industrie de la musique, qui compte Ray Charles, Muddy Waters et David Letterman parmi ses clients.
« Je me suis retrouvée en droit du divertissement par hasard, et cela m’a fait prendre un tout autre chemin que ce que j’avais envisagé, confie Mitchell. Et, rapidement, j’ai pris la décision d’abandonner la pratique privée et de fonder une société de médias avec Ed. »
Mitchell et son partenaire mettent sur pied Casablanca Media en 2001, qui accueille au départ les diverses maisons de disques de Glinert. « Et je n’ai jamais regardé en arrière. » Forts de leur sens des affaires et du droit, les deux complices font rapidement croître Casablanca, qui deviendra une véritable locomotive de l’industrie.
À la fin de la décennie, Casablanca représentait quelque 400 000 titres protégés par des droits d’auteur canadiens et étrangers. Toutefois, à peine un an plus tard, le malheur frappe : Glinert est terrassé par un accident vasculaire cérébral qui lui sera fatal. Mitchell perd ainsi un partenaire d’affaires, un mentor et un ami. Peu de temps après, pour préserver l’héritage de son ancien associé, l’entrepreneure dans l’âme crée Red Brick Songs pour se concentrer sur la signature de nouveaux contrats avec des auteurs-compositeurs et sur l’expansion des affaires. « L’édition est une activité de relations et de services, dit-elle de ce qu’elle a appris auprès de Glinert. Il est essentiel d’avoir de bonnes relations, tout en procurant de la valeur ajoutée aux auteurs-compositeurs et aux éditeurs avec qui on travaille. »
À l’heure actuelle, Mitchell est à la tête de Casablanca et de Red Brick Songs, et a reçu beaucoup d’éloges, notamment le prix de l’Éditeur de l’année de la SOCAN en 2019. Elle est vice-présidente de deux conseils d’administration, celui de la SOCAN et celui d’Éditeurs de musique au Canada. Elle fait également partie du conseil de l’Independent Music Publishers Forum, tout en continuant de faire croître le répertoire mondial de l’entreprise et d’en élargir la portée.
Repensant à ses quelque 20 années d’expérience en tant qu’éditrice, Mitchell affirme que la clé de son succès a été de comprendre que les éditeurs de musique sont les défenseurs des auteurs-compositeurs. « Nous leur offrons des occasions créatives, des liens, du soutien financier et du soutien moral. Nous gérons leur vie d’auteur-compositeur, explique-t-elle. Nous sommes là pour les écouter et pour les encourager. Nous passons notre temps à suivre l’argent qui leur revient, à administrer les redevances, à défendre le secteur de l’édition et à nous battre pour la rémunération des auteurs-compositeurs ou le renforcement du droit d’auteur. Nous assumons des fonctions de gestion d’artistes et répertoire, proposons des chansons en vue de leur utilisation dans des films, des émissions de télévision, des publicités, des jeux ou autres, couvrons des enregistrements d’autres artistes, organisons des séances de coécriture et menons de nombreuses activités qui améliorent la vie de nos auteurs-compositeurs et de nos clients éditeurs. »
Ayant adopté une démarche directe, elle et son équipe sont responsables « d’absolument tout : avances, rédaction de textes tard dans la nuit, occasions de création, liens, coécriture… » Et ce, tout en demeurant actifs au sein de l’industrie.
Par ailleurs, Mitchell a vu le marché des catalogues patrimoniaux créer de nouveaux débouchés, comme les concerts d’hologrammes. « La succession de Roy Orbison a travaillé très fort pour mettre sur pied une tournée en hologramme, raconte-t-elle. Cela a été une occasion formidable pour les nouveaux admirateurs de voir comment Roy Orbison était sur scène. [Pour avoir du succès avec un catalogue patrimonial], il faut le considérer à l’échelle des chansons. Quelle est la meilleure façon de promouvoir cette chanson-là ? Que veulent les héritiers ou l’administration d’un artiste contemporain ? Chacun a sa liste de souhaits et, parfois, ses restrictions quant à la mise en marché. Il n’y a pas de règle absolue. Il faut trouver des façons de braquer les projecteurs sur les chansons avec lesquelles on travaille : y a-t-il un historique de licences qui aidera à promouvoir la chanson ? Est-ce un trésor caché ? Est-ce que la succession ou l’équipe de gestion mènent des activités de leur côté pour promouvoir les chansons ou vous offrent-ils des occasions d’établir des liens entre les titulaires de licences et la musique ? »
Si les débouchés pour l’édition sont en hausse, Mitchell se dit frustrée par l’incapacité de l’industrie à suivre le rythme de l’évolution constante du paysage numérique. « Nous sommes toujours à la traîne de la technologie et en mode rattrapage. Chaque jour, de nouvelles plateformes qui dépendent de la musique sont lancées, et la plupart d’entre elles tentent de mener leurs activités sans obtenir les licences appropriées et sans rémunérer les auteurs-compositeurs pour l’utilisation de leur musique. Essentiellement, ces plateformes s’attendent à ce que l’industrie créative et les auteurs-compositeurs les subventionnent. L’excuse est toujours la même – ‟il faut agir vite en raison des perturbations”. On connaît la chanson ! Les auteurs-compositeurs méritent d’être payés. Pas cinq ans après le lancement d’une plateforme, mais dès le début. Et convenablement. »
Elle poursuit : « Dans la majorité des pays, l’édition musicale est un moteur économique important, qui crée des emplois et de la croissance. L’industrie a travaillé fort pour mettre en place des ententes de licences, mais il reste beaucoup à faire. Les auteurs-compositeurs subissent encore beaucoup de pression pour “donner” leur travail, et cela n’a pas de fin. Personne d’autre ne se fait demander de travailler gratuitement — ni l’avocat qui rédige la paperasse ni l’entreprise qui fournit les services informatiques. »
Néanmoins, Mitchell croit que l’édition musicale est une industrie en croissance qui continuera de s’élargir grâce à la technologie. « C’est ahurissant de constater le nombre de plateformes et de médias qui reposent sur la musique. Le silence n’a jamais rien vendu. »
En ce qui concerne la valeur d’une chanson, elle indique qu’il lui suffit de repenser à la magie d’entendre What a Wonderful World pour la première fois. « On dit que tout commence par une chanson, et c’est absolument vrai, dit-elle à propos de la valeur d’une chanson. Il peut y avoir 1 000 enregistrements de What a Wonderful World, mais il n’y a qu’une seule chanson. C’est pourquoi la valeur d’une chanson est encore très élevée en 2020. Une bonne chanson peut être enregistrée dans différents styles (pop, country, folk, par exemple) ou échantillonnée dans une chanson rap. La production change, mais la chanson reste la même. »
Et de conclure : « Si la chanson est bonne, elle résistera à l’épreuve du temps. Elle entre dans la conscience des gens, et elle est enregistrée encore et encore. Une excellente chanson parle à l’âme. C’est très difficile d’attribuer une valeur maximale là-dessus. »
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